« Les joueurs jouent », « les dirigeants dirigent », « les supporters supportent ». Pendant très longtemps, ce poncif a eu la vie dure. En cause, selon Grégoire Meurice, une vision assez restrictive du fan de football. "Quand les membres des Comités de direction parlent des supporters, c’est tout de même très péjoratif", se désole le président des Culs Rouges, fédération aspirant à regrouper tous les amoureux du FC Rouen. "Pour eux, ils ne voient que des mecs torse nu, buvant des bières et chantant bêtement…. Pourtant, les vrais passionnés de foot, ils sont issus de toutes les classes sociales, de toutes les origines, il y en a de tous les âges. Il y a des salariés, des ingénieurs, des chefs d’entreprise… Ils sont prêts à offrir leur compétence, souvent bénévolement. C’est vraiment dommage de s’en priver".
Désormais, il semble que cette séparation entre les différentes « familles » du monde du ballon rond vole progressivement en éclats. Aujourd’hui, les ultras n’hésitent plus à se faire entendre quand leur club favori emprunte une voie qui ne leur convient pas. Difficile, voire impossible, pour les dirigeants de ne pas en tenir compte. Pour autant, les fans représentent-ils un contre-pouvoir ? "Oui, mais il faut savoir l’utiliser à bon escient, pas à tort et à travers. On doit se lancer dans des combats qu’on a une chance de remporter", prévient Yann Simon, président de la Fédération des supporters du HAC.
"A Caen, notre groupe est devenu très important (1 300 membres sur la dernière saison en L1 en 2018-2019). Alors, quand on revendique quelque chose, on s’exprime au nom de tous les supporters, on connaît leur ressenti", ajoute Christophe Vaucelle dit « Olaf », son homologue du Malherbe Normandy Kop (MNK). "On a toujours agi quand on a été suivis par tous les groupes de supporters", enchaîne Yann Simon. C’est pourquoi les fans havrais n’ont pas organisé d’actions quand les quotidiens L’Equipe et Paris-Normandie, fin avril, ont prêté à Vincent Volpe l’intention de céder le HAC. Une vente démentie par le président américain dans nos colonnes. "On a eu du mal à démêler le vrai du faux. Il y avait tellement un environnement négatif autour du club qu’on n’a pas voulu remettre une pièce dans la machine. On s’est tenus un peu en retrait".
"Jusqu’à preuve du contraire, les clients à la boutique, c’est nous. Autant proposer des produits qu’on a envie d’acheter plutôt que l’inverse"
Christophe Vaucelle, président du MNK
Idem pour le sujet brûlant du pass sanitaire ; une mesure obligatoire du gouvernement pour pouvoir pénétrer dans une enceinte sportive et assister aux matches. "Certains groupes de supporters l'ont jugé liberticide et ont refusé de se rendre au stade (la Butte-Paillade à Montpellier, les Green Angels à Saint-Etienne ou encore les Bad Gones à Lyon ont boycotté la reprise de la L1). Mais je crois que c’est plus un prétexte pour s’opposer à leur direction avec qui ils sont en conflit sur d’autres dossiers", juge Yann Simon. "Au Havre, certains nous ont dit : « Pourquoi on ne proteste pas nous aussi ? » Pour quel intérêt ? Ce n’est pas le club qui nous impose quelque chose mais l’Etat français. Le club ne fait qu’appliquer la loi. Il n’a pas le choix. Et en plus, il doit payer pour mettre en place toute l’organisation supplémentaire".
Que ce soit au Stade Malherbe ou au HAC, ces dernières années, les groupes de supporters ont mené des batailles quand ils ont jugé que l’institution se trouvait en danger. "Du temps du président (Jean-Pierre) Louvel, avec Nike comme équipementier, on avait complètement perdu nos couleurs historiques", raconte Yann Simon. "C’est devenu une source de conflit permanente. Ce fut un combat non-stop, on n’a pas lâché le club d’une semelle, on a lancé des campagnes sur internet, on a distribué des tracts…". Résultat, l’Etat-major havrais, qui a depuis changé de partenaire maillot en passant avec la marque espagnole Joma, est revenu aux traditionnelles couleurs ciel et marine. Pour Olaf, les clubs, d’un point de vue économique, ont tout intérêt à écouter leurs fans sur ce sujet. "Jusqu’à preuve du contraire, les clients à la boutique, c’est nous. Autant proposer des produits qu’on a envie d’acheter plutôt que l’inverse".
Des supporters qui se battent également pour bénéficier de places à un prix raisonnable. "Depuis notre création, on a toujours défendu l’idée d’un football populaire. A Caen, même si tu n’es pas adhérent du MNK, tu peux t’abonner en Borrelli (la tribune du kop) pour 100 €. Et en plus, tu peux payer en dix fois. C’est un acquis qu’on a obtenu il y a quelques années. Et aujourd’hui, il ne viendrait à l’idée d’aucun dirigeant de revenir dessus", témoigne le président du MNK. Au HAC, il y a deux ans, la politique tarifaire de la billetterie, élaborée par le club doyen à l’aide d’un cabinet extérieur, a été l’objet d’une vive contestation. "Tous les prix avaient été tirés vers le haut, des catégories supprimées, plus d’abonnement pour les enfants, très peu de places commercialisées à bas prix… Très rapidement, il n’y a plus eu de billets en dessous de 28 € les jours de match. Dès les premières réunions avec les dirigeants, on leur a signifié que ça allait coincer et qu’ils se couperaient du noyau dur des 3 000 - 3 500 abonnés", explique Yann Simon.
"C’est compliqué de se faire entendre mais si on ne propose plus rien, ça sera encore moins le cas"
Grégoire Meurice, président des Culs Rouges
Ajouté à d’autres sujets sensibles comme le retard de la signature de la convention liant le club aux associations de supporters, ce mécontentement a débouché sur une grève des encouragements. "Un soir (en novembre 2019), on gagne 4-0 contre Guingamp et pas la moindre personne n’a pipé le moindre mot dans les tribunes. Il y a eu zéro ambiance", se souvient le président de la Fédération des supporters du HAC. Des précédents qui, dans certains cas, ont servi de jurisprudence. "Depuis l’épisode des maillots, maintenant, les dirigeants nous consultent systématiquement avant d’en sortir un nouveau pour s’assurer qu’on ne va pas le boycotter", avance Yann Simon.
Cependant, pour Grégoire Meurice, les supporters pèsent encore trop peu dans les grandes orientations prises par les clubs. "Ce que je regrette le plus, c’est qu’on donne l’impression que les supporters se trouvent constamment dans l’opposition. Personnellement, mon objectif, ce n’est pas de gueuler après chaque décision de la direction. On peut être avant tout une force de proposition. Dans mes rêves les plus fous, je souhaite être partie prenante des projets structurants du FCR".
Au moment de la cession des parts au mois de juin entre Fabrice Tardy, l’ancien président et actionnaire principal des « Diables Rouges », et le duo Maximilien de Wailly - Charles Maarek, les Culs Rouges avaient d’ailleurs soumis une alternative avec leur projet « Socios ». "Notre projet était parfaitement viable avec d’importants apports financiers, bien supérieurs à ce qu’on a cette saison. Mais l’ancienne direction n’a pas voulu nous écouter. Elle a pensé qu’on n’en était incapables", déplore le président de cette association rouennaise. Pour autant, pas question de baisser les bras. "C’est compliqué de se faire entendre mais si on ne propose plus rien, ça sera encore moins le cas. Je souhaite juste apporter ma petite pierre à l’édifice".
"Si on le veut vraiment, on peut avoir un gros pouvoir de nuisance mais ce n’est pas notre but. On n’est pas là pour tout déglinguer"
Yann Simon, président de la Fédération des supporters du HAC
Car ce qui anime ces passionnés, c’est l’intérêt supérieur de leur club de cœur. "Si on le veut vraiment, on peut avoir un gros pouvoir de nuisance mais ce n’est pas notre but. On n’est pas là pour tout déglinguer", se montre mesuré Yann Simon. "Il y a des messages qu’on fait passer par des actions publiques comme quand on avait installé cette banderole en ville : « Allô Houston, il y a un problème » pour signifier au président Volpe que son discours était déconnecté de la réalité du terrain. Et d’autres avec des actions plus discrètes". Car les supporters, et notamment leurs représentants, sont souvent des interlocuteurs privilégiés des dirigeants. "Sans raconter tout et n’importe quoi, on a une liberté de parole qui est unique. On est totalement indépendants. Entre nous, il n’y a pas de filtre. De notre part, le président Volpe entend des choses que personne d’autre n’ose lui signifier".
Néanmoins, s’il y a un domaine où les supporters se refusent à empiéter, c’est celui du coach. "On a tous un avis sur le football, moi, le premier. Maintenant, je ne me vois pas remettre en cause les choix sportifs. On ne sait pas comment ça se passe dans l’intimité du vestiaire. Les clubs auront toujours besoin de mecs comme Arnaud Margueritte (co-entraîneur du FCR)", estime Grégoire Meurice. "C’est la partie la plus délicate. Tous les supporters ne sont pas des techniciens de haut niveau. Ça reste un métier spécifique. Nous, tout ce qu’on peut faire, c’est constater le résultat. Forcément, si au bout de dix journées, on est lanterne rouge, ça va chauffer", poursuit Yann Simon.
Maintenu à l’arraché en Ligue 2 la saison passée à l’ultime minute de la dernière journée, le Stade Malherbe a récemment vécu ce genre de situation. Face à la menace d’une relégation en National, ses sympathisants se sont mobilisés à travers plusieurs rassemblements en dehors du stade. Pour les témoins présents à l’arrivée du bus avant la confrontation contre Auxerre ou derrière la grille d’accès à d’Ornano avant le rendez-vous décisif face à Clermont, ils peuvent attester que c’était assez tendu. Cependant, Olaf l’assure : il n’y avait aucun risque de débordement. "Je n’ai pas eu peur. Ce n’est pas notre mentalité. Il y avait bien un petit groupe de gars un peu plus chaud mais je n’aurais laissé personne dépasser les limites". Pour le président du MNK, cette mobilisation a aussi contribué au sauvetage du SMC. Preuve s’il en était besoin que sans ses supporters, un club n’est pas grand-chose. Et pour ceux qui en doutaient encore, ils en ont eu la confirmation lors de l’exercice précédent disputé à huis clos en raison de la crise sanitaire.
Le point de vue d’un dirigeant
Charles Maarek (FC Rouen) : "Impliquer davantage les supporters"
Charles Maarek, actionnaire principal du FC Rouen, est bien placé pour savoir que les relations avec les supporters ne ressemblent pas toujours à un long fleuve tranquille. ©Damien Deslandes
Aux yeux des dirigeants, les supporters représentent-ils ce « fameux » contre-pouvoir ? "Je n’aime pas ce terme mais, oui, les supporters ont du poids dans un club", reconnaît Charles Maarek, actionnaire principal du FCR. Celui qui occupe également la fonction de directeur général des « Diables Rouges » est bien placé pour savoir que les relations avec les fans peuvent parfois être tumultueuses. C’est d'ailleurs un euphémisme d’affirmer que sa prise de contrôle du club rouennais, en compagnie du président Maximilien de Wailly, n’a pas fait l’unanimité. Durant quelques semaines, les échanges d’amabilité entre les deux camps ont été nourris. "Quand on est supporter, on est passionné et le défaut de la passion, c’est le manque de raison. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de comprendre pourquoi ils m’attaquent personnellement. Dans ce cas, je veux dialoguer avec eux. Ça s’est produit sur des entraînements. On n’a pas toujours le même avis mais on doit, au minimum, discuter. On a tous un point commun : l'amour de notre club".
Malgré ce climat qui ne respire pas toujours la sérénité, Charles Maarek prône la transparence avec les fans. "Il faut être en harmonie avec eux, au moins sur les points essentiels même si parfois, ils ont une sensibilité différente. Bien sûr, on ne peut pas dire tout ce qu’il se passe en interne, notamment en matière de recrutement. Parfois, certaines décisions de l’extérieur sont difficilement compréhensibles. En général, avec le temps, ça s’arrange", veut croire le dirigeant du FCR. "D’une manière générale, je pense qu’il faut davantage impliquer les supporters". En la matière, Rouen est en quelque sorte un précurseur avec des Culs Rouges actionnaires de la SAS (à hauteur de 6,7%).